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    Eclairage sur l’avenir du tourisme par Gabrielle Halpern

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    Docteur en philosophie, diplômée de l’École Normale Supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de différents cabinets ministériels, avant de co-diriger un incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques.
    Ses travaux de recherche portent en particulier, depuis plus de dix ans, sur la notion de l'hybridation et elle est notamment l'auteur de l'essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020) et de "Penser l'hospitalité" (Editions de l'Aube, 2022)

    5 choses à savoir sur Gabrielle Halpern

    L'hybridation, une nouvelle voix

    J’ai consacré ma thèse de doctorat (1) à la question de l’hybridation, car j’ai senti il y a plus de dix ans maintenant des signaux faibles d’hybridation touchant de nombreux domaines de notre vie et susceptibles de devenir une grande tendance du monde qui vient.

    Je définis l’hybridation comme le « mariage improbable, c’est-à-dire que c’est le fait de mettre ensemble des choses, des secteurs, des activités, des destinations, des métiers, des personnes, des usages, des compétences, des générations, qui, a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, voire qui peuvent sembler contradictoires, et qui, ensemble, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : des tiers-usages, des tiers-lieux, des tiers-services, des tierces-économies, des tiers-modèles…"

    "L’hybridation crée de nouveaux mondes, en somme ! » (2)

    Gabrielle Halpern

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    Prenons quelques exemples très concrets…
    On constate cette hybridation à l’échelle des villes : les projets de végétalisation se multiplient, les fermes urbaines se développent au point que la frontière entre ville et campagne tend à devenir de plus en plus ténue. C’est aussi vrai des univers professionnels, des formations et des métiers qui s’entremêlent progressivement ; désormais, on se sent plus libre d’être juriste-designer, philosophe-startuper ou physicien-avocat (3) !
    Au sein des écoles, des universités, des laboratoires de recherche, des entreprises ou encore des administrations publiques, on constate de plus en plus de rapprochements interdisciplinaires et des collaborations intersectorielles. De nouvelles manières d’habiter s’installent avec le coliving où l’on mutualise une buanderie, une chambre d’amis, une cuisine ou encore une voiture à l’échelle d’un immeuble ; des écoles rurales transforment leur cantine en brasserie pour tout le village et ouvrent leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. Les territoires, eux, voient se développer des « tiers-lieux » : il s’agit d’endroits insolites qui mêlent des activités économiques, avec de la recherche scientifique, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles.

    "Demain, tous les lieux seront des tiers-lieux et mêleront des activités, des publics, des usages différents : cela va toucher les écoles, les musées, les restaurants, les hôtels, les offices de tourisme, les mairies ou encore les galeries marchandes."

    Gabrielle Halpern

    On voit déjà des expositions de peinture dans les centres commerciaux, des résidences d’artiste dans des hôtels ou encore des crèches dans des maisons de retraite ! Ces phénomènes d’hybridation créent de nouvelles solidarités (hybridation sociale et hybridation générationnelle), rapprochent ce qui avait été artificiellement séparé (hybridations territoriale, économique, professionnelle, scientifique, artistique) et construisent des ponts entre les mondes (entre l'artisanat et le numérique, par exemple ; entre la santé et la culture ; entre l'agriculture et l'éducation, etc.).

    Cette tendance d’hybridation est un signe positif qui témoigne du fait que nous sommes peut-être en train d’apprendre à aborder le monde autrement, à penser et à agir autrement. Nous ne nous en rendons pas compte, mais jusqu’à présent, nous passions nos journées à tout ranger dans des cases : nos territoires, nos clients, nos concurrents, notre métier, les situations auxquelles nous sommes confrontées et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’était transformé en usine de production massive de cases et en agissant de la sorte, non seulement nous passions complètement à côté de la réalité, mais nous la maltraitions en la découpant ainsi en morceaux (4). Nous avons passé des siècles à voir le monde d'une manière morcelée, cela a influé sur notre organisation du travail, sur nos industries, sur nos formations, sur nos politiques publiques, sur l’organisation de nos filières, sur notre manière de penser le tourisme ou encore sur nos territoires.

    "La philosophie de l’hybridation entend réconcilier les mondes et abattre les frontières absurdes que nous avons créées entre les métiers, les secteurs, les générations." (5)

    Gabrielle Halpern

    Pour ce qui concerne le tourisme, il s’agit par définition d’un monde hybride, relevant de l’économie, de la culture, de l’art, de la mobilité, du bien-être, du social, de la gastronomie ou encore de l’aménagement territorial.

    Penser le tourisme comme un secteur, c’est donc passer complètement à côté de ce qu’il peut représenter (6) !

    De fait, la philosophie de l’hybridation commence à infuser, puisque certains offices du tourisme, par exemple, ont bien compris l’enjeu et cessent de ranger les touristes, les travailleurs pendulaires et les habitants locaux dans des cases, en leur proposant des offres et des parcours complètement hybrides, en partenariat avec des acteurs du territoire qui n’étaient pas considérés jusqu’à présent comme des acteurs du tourisme (agences immobilières, crèches, etc.). Le tourisme va être révolutionné par cette tendance d’hybridation !

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    La relation en mutation

    Le tourisme recèle une singularité : il est un miroir de notre société, de ses transformations, de ses fractures, de ses angoisses, de ses fantasmes, de ses angles morts. Tels des microcosmes, un café, un restaurant, un hôtel, un musée ne sont-ils pas les réceptacles de toute la comédie humaine ? Depuis quelques années, les technologies, les nouvelles attentes des consommateurs et des citoyens en matière de produits, de services et d’expériences ou encore la prise de conscience écologique, conduisent à d’importants bouleversements du secteur. Les différentes crises récentes, - la crise sanitaire, la crise énergétique -, ont accéléré ou vont accélérer certaines mutations.

    En regardant de près les transformations du secteur, que ce soit en matière de ressources humaines, d’écologie, de clientèle ou encore d’offres de services, il semble que ce soit toujours la question de la relation qui soit concernée : nouvelle relation à la terre et à ses ressources, avec la prise de conscience écologique, nouvelle relation au territoire avec l’ancrage territorial de plus en plus affirmé, nouvelles relations professionnelles, nouvelle relation entre tradition et innovation, nouvelle relation avec de nouveaux partenaires et parties prenantes, nouvelles relations avec les clients, nouvelle relation avec la Cité avec de nouvelles solidarités et de nouveaux engagements.

    De nouvelles conceptions du temps et de l'espace

    Nous voyons apparaître de nouvelles manières de considérer les espaces et les temps, - j’accorde à dessein ces mots au pluriel. J’ai parlé plus haut des espaces qui s’hybrident dans une logique de tiers-lieux où demain, chaque lieu sera inédit et singulier, proposant une hybridation d’usages, de fonctionnalités, de parcours et d’expériences, induisant de nouveaux modèles économiques, de nouvelles stratégies de partenariat. Cela va concerner les commerces, les offices de tourisme, les hôtels, les clubs de vacances, les restaurants ou encore les parcs de loisirs. Cela va concerner aussi beaucoup d’autres acteurs du territoire, que l’on ne considérait pas jusqu’à présent comme des acteurs du tourisme et qui vont jouer un rôle dans la dimension touristique des territoires.

    Pour ce qui est du temps du tourisme, il se démultiplie et n’entre plus dans des cases toutes faites : temps de repos, temps de culture, temps de travail, temps de bien-être, temps de visite, temps de découverte, etc.

    "Des temps s’allongent, tandis que d’autres se raccourcissent. Or, les entreprises, modelées par la société industrielle, sont basées sur le standard : la grégarité consumériste."

    Gabrielle Halpern

    C’est la fameuse phrase Henry Ford : « le client peut choisir la couleur de sa voiture, pourvu que ce soit noir ».
    Toute l’industrie est fondée sur la croyance en l’homogénéité.
    La tendance d’hybridation de notre monde remet radicalement en question cette homogénéité et de nombreux signaux faibles indiquent que nous sommes en train d’entrer dans une ère du sur-mesure, ou du moins de la personnalisation.

    La société industrielle se métamorphose en ce que nous pourrions appeler une « société différentielle » (7) . Cela signifie que les acteurs du tourisme vont devoir imaginer des offres, des parcours, des expériences, des circuits, des lieux, des temps différentiés, auxquels vont forcément correspondre de nouveaux modèles économiques à imaginer, à construire. Ces métamorphoses de nos temps et de nos espaces touristiques vont rebattre les cartes de la concurrence … (8)

    La transition démographique

    Enfin, on entend parler toute la journée de la transition écologique et de la transition numérique, alors qu’une transition avance à grands pas dans notre angle mort : la transition démographique, et plus précisément le vieillissement de la population.

    C’est une véritable révolution qui nous attend et, pourtant, personne n’en parle. Silence de mort des politiques et de leurs programmes électoraux ou plans d’action, inaction du monde économique, qui préfère enfermer le sujet dans une case toute faite « silver economy », - comme s’il s’agissait d’un secteur d’activité -, alors que cette transition démographique concerne toutes les entreprises et tous les secteurs, ainsi que toutes les politiques publiques, sans exception.

    "Il y a urgence à ce qu’elle irrigue tous nos plans d’action : cette transition arrive à grands pas et elle va nous obliger à repenser les territoires, les mobilités, les services, les produits, les usages, l’immobilier, les loisirs, et bien évidemment le tourisme ; nous devrons tout réinventer pour permettre aux personnes plus âgées de continuer à faire partie de notre société."

    Gabrielle Halpern

    Le travail n’y échappera pas et il faudra inventer l’entreprise intergénérationnelle. On entend sans cesse parler de mixité sociale, - alors que très souvent, malheureusement, ce qui est fait en ce sens relève plutôt de la « juxtaposition sociale », c’est-à-dire que les individus coexistent, mais ne se rencontrent pas -, il est grand temps de mettre également sur la table le sujet de l’hybridation générationnelle. Il faudra redéfinir la notion de développement durable pour qu’elle englobe également les personnes âgées, sans quoi nous nous rendrons coupables, en ne préparant pas notre société pour elles, de les condamner à l’obsolescence programmée. La notion de « tourisme durable » devrait donc également prendre en compte la transition démographique.

    L'hospitalité, une notion essentielle dans le tourisme

    Dans mon livre « Penser l’hospitalité », je développe entre autres l’idée selon laquelle si l’on entend beaucoup parler d’attractivité des territoires, il me semble essentiel de remettre dans le débat public la notion d’hospitalité ; l’attractivité d’un territoire n’a rien à voir avec son hospitalité ! Si la première est superficielle, souvent due à la bonne fortune (des paysages, des sites naturels magnifiques, la météorologie, etc.) et reposant sur les épaules de quelques acteurs concernés, l’hospitalité agit en profondeur, implique tous les acteurs du territoire et nécessite d’être mise en œuvre et incarnée à la fois individuellement et collectivement.

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    On parle souvent de responsabilité sociale ou environnementale, mais l’hospitalité induit une nouvelle responsabilité : la « responsabilité territoriale » (9) . La véritable hospitalité d’un territoire repose sur la somme des « mariages improbables », c’est-à-dire des hybridations que chaque acteur de la Cité aura réalisées avec d’autres partenaires : comment l’agence de voyage s’hybride-t-elle avec l’école d’à côté ? Comment l’hôtel s’allie-t-il avec tous les commerçants et artisans du quartier ? Comment le grand restaurant mutualise-t-il ses biodéchets dans un méthaniseur commun pour produire de l’énergie avec les cantines collectives du siège social de l’entreprise d’à côté et de la maison de retraite en face ? Demain, on évaluera le siège social d’une entreprise, une association, une école, un hôtel, une usine, un musée, une agence de voyage ou encore un restaurant par rapport à leur capacité à créer des ponts entre les mondes, à cultiver des écosystèmes territoriaux ; autrement dit, par rapport à leur capacité à « hybrider » (10).

    10 Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.

    "Demain, chacun d’entre nous sera un acteur de l’hospitalité et si les acteurs traditionnels du tourisme ne se remettent pas rapidement en question, ils seront radicalement renversés par des concurrents qu’ils n’auront même pas vu arriver !"

    Gabrielle Halpern

    Imaginons de nouvelles relations professionnelles

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    Tous ces signaux faibles annoncent de profonds changements dans le tourisme, dans la mesure où toutes les relations entre les parties prenantes (clients, salariés, fournisseurs et sous-traitants, etc.) sont en passe d’être réinventées, repensées.

    Les relations professionnelles n’y échappent pas et ce pourrait être un autre grand levier de transformation au sein de ce secteur ; en effet, les nouvelles générations semblent remettre en question les dogmes sur lequel reposait le monde du travail jusqu’à présent : remise en question de l’exercice du même métier tout au long de sa vie, remise en question de la division du travail qui, en conduisant à une hyper-spécialisation, vide les métiers de leur sens et complique la coordination des tâches, remise en question des modes de management actuels, des conditions de travail et des niveaux de salaire de la profession. Pour continuer à être attractif, le tourisme va devoir faire preuve d’innovation pour imaginer et mettre en œuvre de nouvelles relations professionnelles, de nouvelles manières de travailler et de penser les métiers et leurs formations.


    Biographie

    Docteur en philosophie, diplômée de l’École Normale Supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein des cabinets du Ministre de l’Économie et des Finances, de la Secrétaire d’État au Commerce, à l'Artisanat, à la Consommation et à l'Economie Sociale et Solidaire, du Secrétaire d’État à la Recherche et à l’Enseignement Supérieur et du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, en tant que « Conseillère Prospective et Discours », avant de co-diriger un incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Elle est enfin experte-associée à la Fondation Jean Jaurès et dirige la collection « Hybridations » qu’elle a créée aux Editions de l’Aube. Dès 2021, elle a fait la Une du journal économique français, l’Opinion, parmi les « intellos influenceurs ».

    Ses travaux de recherche, dont sa thèse de doctorat, portent en particulier sur la notion de l’hybridation, comme moyen de créer des ponts entre les mondes. Elle explore cette notion d’hybridation dans maints domaines, que ce soit celui de l’innovation, des ressources humaines, des organisations, de l’écologie, de l’individu, de l’économie, de l’art, de la gouvernance, de la silver economy, de la communication, de l’administration, du travail, de l’aménagement territorial, de la science, de l’éducation, de la littérature, de la technologie, des politiques publiques, etc.; de la société, au sens large.

    Elle est notamment l’auteur de l'essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020), de la bande dessinée « La Fable du centaure » (Humensciences, 2022) et de « Penser l’hospitalité » (Editions de l’Aube, 2022).

    (1) HALPERN Gabrielle, Penser l’Hybride, Thèse de doctorat en philosophie, soutenue à l’Ecole Normale Supérieure en 2019 ; http://www.theses.fr/2019LYSEN004
    (2) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
    (3) Gabrielle Halpern, « La Fable du centaure », Humensciences, 2022 (Bande dessinée illustrée par Didier Petetin).
    (4) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
    (5) Gabrielle Halpern et Guillaume Gomez, « Philosopher et cuisiner : un mélange exquis – Le Chef et la Philosophe », Editions de l’Aube, 2022.
    (6) Gabrielle Halpern, « Penser l’hospitalité », Editions de l’Aube, 2022 (coécrit avec Cyril Aouzerate).
    (7) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
    (8) Gabrielle Halpern, « Penser l’hospitalité », Editions de l’Aube, 2022 (coécrit avec Cyril Aouzerate).
    (9) Gabrielle Halpern, « Penser l’hospitalité », Editions de l’Aube, 2022 (coécrit avec Cyril Aouzerate).
    (10) Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.


    Interview réalisée dans le cadre de Tendances & Prospective de l'ART GE par Séverine PORTET.

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