Benoît Hachet est sociologue à l'EHESS (École des Hautes Études en Sciences Sociales) à Paris depuis maintenant 16 ans. Il travaille sur les temporalités.
Sociologie des temporalités
Le terme de "temporalité" en sociologie, et de manière plus générale, est apparu dans les années 1990. Auparavant, on parlait uniquement de "temps", souvent en l'opposant au spirituel et non dans le sens où nous l'entendons aujourd'hui. L'utilisation de cet outil conceptuel est donc relativement récente.
La temporalité, telle qu’il l’étudie est l’ensemble des dispositifs, des pratiques et des représentations relatives au temps. Ce terme s'est diffusé en remplacement de "temps", perçu comme trop polysémique.
« La "temporalité" permet de se concentrer sur les temps vécus et construits par les individus. »
Ainsi, la sociologie des temporalités s'intéresse aux différentes formes de temporalité vécues et construites au sein d'une société. Les outils temporels, tels que les calendriers, les agendas et les montres, nous servent à nous coordonner. Il existe également des pratiques temporelles, comme accélérer, ralentir ou arrêter le temps, que nous cherchons à saisir à travers les verbes qui permettent de les décrire.
L'objectif de ses travaux n'est pas de définir ce qu'est le temps, sa fonction ou de le mesurer, ce qui relève de la philosophie ou de la physique. Pour les sociologues, les temporalités sont toujours plurielles, variant selon les groupes, les époques et les moments.
Lorsque l'on parle de temporalités sociales, on se réfère aux temps de travail, de loisirs, de famille et d'école. Son approche de la temporalité est plus large et inclut les pratiques de construction des temporalités biographiques (d'une vie) ou quotidiennes (par exemple, l'usage des piscines à des moments spécifiques).
Son travail se concentre sur l'étude des différentes échelles temporelles : l'échelle historique, l'échelle biographique et l'échelle quotidienne. Il explore comment ces échelles interagissent et se croisent, ce qui est particulièrement pertinent pour l'étude du tourisme.
Il analyse également la question des temporalités à travers quatre registres : la durée, le rythme, le tempo et l'orientation temporelle.
La durée est la plus simple à comprendre.
Le tempo correspond à la vitesse.
Le rythme est l'organisation des séquences, un aspect très intéressant pour l'étude de l'organisation des vacances ou du tourisme.
L'orientation temporelle concerne la mémoire et l'avenir, par exemple, la mémoire des vacances passées en famille et les projets de vacances futures avec ses propres enfants.
« L'imaginaire joue également un rôle dans la construction de cette orientation temporelle, nous plaçant dans un temps plus long que notre propre histoire. »
Grandes Évolutions des Temporalités
« Depuis la fin du 19e siècle, nous observons une unification du temps avec l'adoption d'horloges et d’un calendrier commun à tous, puis à l'échelle mondiale avec le méridien de Greenwich. »
Auparavant, les heures variaient même entre les villes. Cette unification a permis de raisonner à l'échelle planétaire et de lier les espaces. Un autre changement majeur pour le tourisme est la division par deux du temps de travail en un siècle.
« Le temps libre a ainsi considérablement augmenté, que ce soit avant l'entrée dans le monde du travail (études), à la fin (retraite), ou pendant la vie active (congés payés, réduction du temps de travail). »
Concernant les jeunes générations, on observe une demande croissante d'équilibre et d'articulation entre la vie professionnelle et la vie personnelle, ce qui diffère peut-être des générations précédentes pour lesquelles le travail était la priorité. Il est important de noter que ces observations concernent principalement les pays riches de l'OCDE, car la situation est très différente dans de nombreux autres endroits où le choix n'existe pas.
Les pays qui s'enrichissent relativement voient également leurs populations avoir plus de temps libre et une plus grande capacité de négociation.
L'histoire d'un temps libre croissant dépend donc des populations et pourrait être remise en question par les enjeux écologiques actuels et futurs.
On constate également des biographies beaucoup plus heurtées qu'il y a une ou deux générations, avec davantage de divorces, de séparations, de recompositions familiales, de changements de vie et de pays. Il y a donc plus de souplesse, de variations et de complexités dans les parcours de vie.
Enfin, on observe un discours dominant sur l'accélération du temps, popularisé notamment par le livre d'Hartmut Rosa. Bien que cette impression d'accélération ne soit pas nouvelle, elle semble s'intensifier avec la productivité au travail (et ses conséquences comme le burn-out), le speed dating, la numérisation généralisée et l'arrivée de l'IA.
Ce mouvement d'accélération s'accompagne de phénomènes de burn-out, de dépressions, mais aussi de revendications de "slow mouvement" pour des raisons idéologiques, morales, politiques ou par nécessité face à une incapacité à s'adapter à la rapidité ambiante. On voit ainsi émerger des concepts comme la "slow cooking" ou la "slow professor" ou le slow tourisme.
Signaux faibles pour l'avenir des temporalités pour le tourisme
Face au mur du réchauffement climatique, nous entrons dans des temporalités de l'urgence et d'éco-anxiété. Certaines personnes réduisent déjà leurs déplacements en avion, tandis que d'autres, notamment dans les pays émergents, commencent à voyager davantage. Cela crée des tensions entre culpabilité personnelle et absence de politiques efficaces.
Dans le tourisme, les sécheresses, les inondations et les feux de forêt posent des questions sur les destinations futures.
« La situation politique mondiale actuelle (guerres, montée des extrêmes) complexifie la situation, contrastant avec la période plus stable de la Guerre Froide et des Trente Glorieuses, durant laquelle le développement des loisirs a été important. »
L'avenir du tourisme et de nos temporalités semble donc plus incertain. L'accélération du temps n'est pas uniforme et ne concerne pas tout le monde.
Une partie de la population, souvent valorisée, vit à un rythme rapide, tandis que l’autre partie n’a pas les ressources pour accélérer. De même, en matière de tourisme, beaucoup ne partent pas en vacances ou restent très près de chez eux.
Rôle des temporalités dans la motivation et les pratiques touristiques
Sur le plan des temporalités historiques, le développement du temps libre a rendu possible le tourisme de masse, initialement réservé à une élite (le Grand Tour). Les modes touristiques évoluent au fil des époques (bord de mer, campagne, villes, tourisme international avec le low-cost). Cette démocratisation a entraîné des saturations dans certaines destinations (Venise, Barcelone), soulevant des questions sur la gestion du flux touristique et la "démocratie" du tourisme.
Les temporalités longues de l'écologie (raréfaction de l'eau, pollution, incendies) ont également un impact sur les destinations et pourraient entraîner des réorientations vers le Nord.
Concernant les temporalités biographiques, on observe des pratiques touristiques différentes selon les étapes de la vie (jeune sans enfant, jeunes parents, parents d'adolescents, voyage en couple ou seul). Les souvenirs de vacances passées en famille peuvent influencer les choix futurs.
« La transmission des pratiques touristiques, les attachements à certains lieux et les évolutions au sein du couple jouent également un rôle. »
À l'échelle des temporalités quotidiennes, les variations saisonnières (concentration des départs en août) et les durées de séjour (longs séjours versus courts séjours) sont importantes. Les contraintes financières, les habitudes héritées et les négociations familiales influencent les décisions de vacances. La complexité s'accroît avec les familles recomposées.
Il est probable que les expériences passées influencent les choix de vacances futurs.
Tourisme et reconfiguration des temporalités
De quelle manière le tourisme contribue-t-il à la reconfiguration de nos temporalités ?
On peut parler au pluriel : les temporalités, les tourismes, les catégories sociales, les hommes et les femmes.
Si l’on regarde la temporalité de genre par exemple. Il serait intéressant d'étudier les différences entre les hommes et les femmes concernant la préparation et le déroulement des vacances. Qui fait les valises ? Qui s'occupe des enfants pendant les vacances ? Est-ce que le tourisme n'est pas souvent un temps très différent pour les hommes, tandis que pour les femmes, cela reste associé à la charge mentale, à la surveillance des enfants ?
« Les temporalités des hommes et des femmes, globalement, sont assez différentes en ce qui concerne la capacité de soin et la charge mentale. »
Il n’y a eu que très peu d’évolution. Ses travaux montrent que les tâches parentales, même en cas de séparation et de résidence alternée, sont majoritairement portées par les mères qui gèrent les devoirs, les rendez-vous médicaux ou autre.
Pendant les vacances, une personne, souvent la femme surveille les enfants, s'assure qu'ils ont tout ce qu'il faut, tandis que souvent l'homme, profite davantage de ses loisirs, comme faire du vélo par exemple.
Diversité des formes de tourisme et des temporalités associées
Il existe une grande diversité de formes de tourisme, chacune avec ses propres temporalités. Partir avec un âne dans les Cévennes ou descendre un canal en péniche n'implique pas le même rythme que visiter Barcelone ou New York en quelques jours, où les temporalités sont souvent accélérées.
Quels tourismes, pour qui ? Les rythmes, la nature... Le COVID a d'ailleurs peut-être ouvert une parenthèse avec un regain d'intérêt pour la nature (baignade en rivière, lacs).
« Se pose la question de la continuité ou de la rupture des temporalités par rapport à la vie quotidienne. »
Certains recherchent le farniente et le relâchement, tandis que d'autres adoptent un rythme de visites intensif, parfois dans une logique de "bonne volonté culturelle" comme le nommait Pierre Bourdieu, où l'on cherche à instruire les enfants pendant les vacances, reproduisant en quelque sorte le rythme scolaire. L'offre touristique s'est adaptée à cela avec des livrets pour enfants dans les musées, par exemple. Cette approche concerne une partie de la population, souvent les classes moyennes diplômées, qui sont très visibles car elles voyagent beaucoup. Il ne faut pas oublier ceux qui ne partent pas ou peu, ou qui choisissent des vacances moins coûteuses et plus locales.
Les catégories sociales, le genre et la situation familiale sont des facteurs importants qui influencent les pratiques touristiques.
Le concept de slow tourisme
Le slow tourisme est un concept intéressant, mais il faut se demander s'il ne s'agit pas parfois d'un argument marketing, comme le bio. La masse des touristes se dirige-t-elle réellement vers ce type de voyage ?
Certaines offres de slow tourisme, comme des séjours avec des ânes dans le Queyras, peuvent être très coûteuses et donc peu accessibles. Il en va de même pour les stages de jeûn en montagne.
Le slow tourisme pourrait se développer davantage si les modes de transport évoluaient (moins d'avions) ou si certaines destinations imposaient des limites au nombre de visiteurs face aux problèmes de saturation et de dégradation (comme à Barcelone). L'augmentation des prix des locations due à des plateformes comme Airbnb a également un impact sur la manière de voyager.
L'Impact de la COVID sur notre rapport au temps et au tourisme
L'impact de la COVID sur notre rapport au temps a été très variable selon les situations sociales. Certains ont apprécié le temps passé en famille, tandis que d'autres ont vécu des périodes très difficiles dans des espaces confinés, avec une charge de travail accrue, notamment pour les femmes.
Dans le domaine étudié de la nage, Benoît Hachet a observé que la COVID a incité certaines personnes à sortir des piscines pour nager en rivières ou en lacs, un phénomène qui semble persister. On a également vu des déménagements vers des zones plus vertes, bien qu'il semble y avoir un mouvement de rétractation actuellement.
La COVID a également eu un impact psychologique sur de nombreux jeunes et étudiants, avec des conséquences incertaines sur leurs futures pratiques touristiques. Face aux préoccupations climatiques, ils pourraient être moins enclins à prendre l'avion ou à faire de longs trajets en voiture, et peut-être inventer d'autres manières de voyager, comme le voyage à vélo, qui semble se développer. Le voyage en solitaire gagne également en popularité. On observe aussi un regain d'intérêt pour des formes de voyage plus lentes comme les chemins de Compostelle, bien que ceux-ci deviennent saturés. Le décrochage de certains jeunes pourrait les amener à inventer de nouvelles pratiques.
Le tourisme de demain
« Le mur écologique aura un impact majeur sur le tourisme. »
On peut se demander où l'on pourra nager quand il n'y aura plus d'eau, ou quel tourisme sera possible en cas d'incendies ou d'inondations. C'est une vision un peu pessimiste, mais difficile à ignorer. On observe déjà une prise de conscience avec des personnes qui choisissent de ne plus prendre l'avion et de privilégier des destinations plus proches, des modes de transport plus lents comme le vélo, ou des séjours plus longs mais moins loin. L'augmentation des prix des transports peut également jouer un rôle.
Le réchauffement climatique va inévitablement modifier nos pratiques touristiques en rendant certaines destinations moins attractives ou dangereuses.
Une redirection vers le Nord semble probable face au réchauffement climatique. La protection des sites très fréquentés pourrait également limiter l'accès à certaines destinations.
Enfin, on peut s'attendre à une croissance des inégalités dans les pratiques de vacances, avec ceux qui auront les moyens de voyager loin et d'éviter les désagréments, et ceux qui resteront près de chez eux faute de moyens. On a tendance à se focaliser sur un tourisme des classes moyennes, mais une part importante de la population ne part pas en vacances ou très peu.
Si vous étiez un voyage en 2025 ?
En 2025, j'aimerais imiter mon fils et partir faire un long voyage à vélo à travers l'Europe pendant plusieurs mois.
Si vous étiez un voyage en 2050 ?
En 2050, étant plus âgé, je me verrais bien traverser les Pyrénées à pied. Ce sont des projets de voyages hors du tourisme de masse, en connexion avec la nature et impliquant un mouvement physique.
Ses ouvrages
Interview réalisée par Séverine PORTET dans le cadre de la démarche Tendances & Prospective.
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