Paul Arseneault est professeur au département de marketing de l’ESG UQAM de Montréal. Détenteur d’un doctorat en sciences de gestion de l’université d’Angers (UFR ESTHUA), son enseignement porte principalement sur le marketing du tourisme et de l'hôtellerie, le développement et le marketing des destinations touristiques ainsi que sur la gouvernance de l'industrie touristique. Il a été titulaire de la Chaire de tourisme de 2012 à 2020 et également directeur du Réseau de veille en tourisme pendant 17 ans.
Il œuvre dans le tourisme depuis 1990. Entrepreneur dans l'âme, il a démarré son entreprise de consultant en tourisme et culture – Pensum Conseil – à l'âge de 25 ans. Puis, en 1998, il devient associé principal du Groupe DBSF lorsque ce dernier rachète son entreprise. Il a depuis dirigé et collaboré à d’innombrables mandats d’études, de consultation et de recherche. M. Arseneault a eu l’occasion d’œuvrer avec de nombreuses entreprises privées, associations sectorielles et régionales ainsi que des organisations gouvernementales à titre d’expert ou de consultant.
Paul Arseneault nous éclaire sur sa vision du tourisme d'aujourd'hui et de demain.
L’humain ne sait pas pourquoi il voyage
L’humain ne sait pas pourquoi il voyage.
Quand on fait des études de marché, on s’en rend compte. Quand on interroge les personnes, elles ne savent pas pourquoi elles voyagent, pourquoi elles ont choisi cette destination, Les GAFA savent eux. Ils analysent tout. Les algorithmes nous connaissent par nos interactions avec les entreprises et dans les applications installées sur nos téléphones.
Les gens voyagent pour répondre à un besoin de sortir de soi, de sortir du quotidien. Cela n’a pas changé.
« On voyage pour sortir du quotidien, du travail, de la routine. »
Le tourisme est avant tout urbain à environ 90%.
Le tourisme, ce sont des déplacements d'une zone urbanisée vers une zone urbanisée. Et cela ne va pas bouger. On ne voit pas de nouvelles destinations apparaître. Les seules nouvelles destinations qui sont apparues c’est grâce à l'ouverture géopolitique de la Chine.
Une évolution du tourisme exponentielle
Au niveau de l'avion à réaction, on est passé au début des années 50 à près à 50 millions de voyages internationaux, à 500 millions en 1990, à un milliard en 2010, puis y a un milliard 500 millions en 2019.
On a gagné 500 millions en 40 ans, 20 ans, 9 ans. C’est effrayant.
A cet égard après la pandémie, nous avons imaginé plein de choses. Nous avons fait beaucoup de projections, sur le monde souhaité une fois sorti de la pandémie.
« Mais le réel est très têtu. »
Les pronostics de chaque début de mois 2023 en janvier, février, mars, avril, mai, juin, juillet,.., nous ont fait mentir. Nous avons constaté que nous avions dépassé les données de 2019.
Le nombre de passagers commerciaux des avions aujourd’hui, c'est 4 milliards 300 millions.
On n’a que très peu de données finalement sur les motifs et motivations de voyage.
Ce que l’on sait aujourd’hui c’est que 50% des gens voyagent. Les autres ne le font pas pour des raisons économiques, de santé, pour des raisons professionnelles ou par manque d'intérêt.
« Il faut se tourner vers la démographie pour identifier les grands bouleversements à venir. »
En 1968, il y a 55 ans, il y avait environ 5 milliards d'habitants sur la terre. Il y en a 8 milliards maintenant. Les pronostics, c'est un autre milliard dans 15 ans. C'est à peu près le rythme sur lequel on devrait aller encore pour les 50 prochaines années.
On ne peut pas prévoir l’évolution du voyage. On peut juste suivre l’évolution et les prédictions démographiques qui suivent une croissance exponentielle, et qui va se poursuivre.
Un autre indicateur également notable est le nombre de commandes pour Boeing et Airbus, à l'horizon de 20 ans. Airbus et Boeing ont un carnet de commande qui correspond à l'équivalent des aéronefs qui existent déjà sur la planète. On est sur un prévisionnel de croissance de 50 %. Air India va passer une commande de 400 appareils pour l’Inde, le pays le plus peuplé de la planète. Il y a l’arrivée d'une classe moyenne qui va partir en voyage et qui risque d’amplifier le flux touristique mondial.
« Malgré la récession, l’inflation galopante partout, et maintenant deux guerres, au Moyen-Orient et en Ukraine, le prix de l'énergie qui a explosé, l’année touristique 2023 va être une année exceptionnelle. »
L'hôtellerie nord-américaine bat des records quotidiens de revenus avec des projections en croissances fortes. Skyscanner vient de sortir une étude portant sur 18 000 répondants à l’international. 80% des personnes interrogées déclarent qu'ils vont voyager autant qu'en 2023 ou plus par rapport à une année qui sera une année record.
Cette pulsion vers le voyage est très forte.
Cette période d’incertitude, paradoxalement, pousse à en profiter davantage. Par exemple, on a découvert en Amérique du Nord qu'en période de grande instabilité financière, il y avait ce même phénomène. Les gens partent en voyage parce qu’ils ont peur de perdre leur travail. Ils vont s’endetter, mais ils vont y aller.
Puis c'est lié aussi à l’efficacité des avions. Les vols n’ont jamais été aussi peu cher hors période haute. Avec la réouverture du marché asiatique, on risque d’avoir une saturation du marché touristique et une hausse des prix. On commence à l’observer.
Des évolutions de pratique contrastées selon les générations ?
Il y a des phénomènes générationnels.
Des personnes me disent « il faut arrêter de prendre l'avion ». C’est le phénomène de la honte de prendre l’avion. Mais comment peut-on réduire de moitié les 4 milliards 300 millions de passagers ?
On ne peut pas donner des leçons aux gens et leur dire de ne plus prendre l’avion.
Il y a en plus un paradoxe, durant la pandémie, on était à peu près à 30% du volume de l'aviation civile internationale, et pourtant le réchauffement climatique ne s’est pas arrêté.
« C'est facile de blâmer le tourisme. »
Même si le tourisme a des efforts à faire nécessairement.
Pour la génération Z, particulièrement pour elle, le réchauffement climatique est une réalité. Ils font réellement des choix. Pour les générations plus âgées, les principes semblent un peu moins solides et poursuivent la logique du tourisme d’avant, sans réchauffement climatique.
Les gens ne paieront pas plus cher pour un produit durable et responsable. En revanche, ce qu'on a vu, c'est qu’il y a une prime au durable. Une étude récente menée avec une étudiante pour Air Transat montre que les gens ne vont pas payer plus cher pour du « tout inclus » certifié mais s’ils ont le choix, pour un prix égalé, les personnes se dirigeront vers le certifié durable. C’est un premier changement de comportement. Un autre élément d’évolution, concerne les départs en vacances qui étaient un peu immuables. Désormais, au Canada, si c'est moins cher, les parents sortent les enfants de l'école et partent en voyage hors vacances scolaires.
L'autre question qui va se poser à certain moment, c’est la régulation des flux. Quand une destination de ville ou un arrondissement est trop fréquenté, cela n’est agréable pour personne. Il y a une régulation qui finit par se faire naturellement. Deux mécanismes naturels de régulation se mettent en place : l'hébergement et le transport.
Si on veut aller en voyage quelque part, ce sont les disponibilités des hébergements qui régulent. AirBnb a contribué dans ce sens à proposer de nouvelles offres et a amplifié les flux touristiques. Mais, si on augmente la flotte aérienne de 50%, peut être que là on va créer des goulots d'étranglement dans les aéroports.
A Montréal par exemple, l’aéroport n’est pas équipé pour augmenter de 50% son flux. L’aéroport est en milieu urbain, encerclé par la ville. Il n’y a pas de croissance possible.
Une rupture va se produire
D’après les évolutions démographiques et les prévisions de trafic de l’aviation civile… on arrivera un jour à une rupture
« Un jour, dans 10 ans, 15 ans, 20 ans, 30 ans, 40 ans, 50 ans, une rupture va se produire. »
Finalement, les problèmes du transport, du bâtiment, des autres secteurs sont nettement plus importants en termes d'impact sur les GES.
« Tout le monde doit faire un effort. Mais, les gens oublient aussi qu'un Boeing 787 qui devient à peu près la norme aujourd’hui, consomme 40 % de carburant en moins qu'un Boeing 767 qui était la norme il y a une vingtaine d'années. »
Le problème étant que les gains en efficacité, ont été complètement annihilés par la croissance du nombre d’appareils et du nombre de voyages. La croissance du tourisme va se poursuivre jusqu'à temps qu'il y ait une rupture. Cette rupture va s'expliquer par deux 2 éléments. La croissance démographique qui est déjà intenable et le réchauffement climatique qui commence à se voir partout.
Les phénomènes sont déjà visibles. Les incendies de forêt au Canada par exemple, ont eu des impacts sur l'économie. La perte des arbres a entrainé la baisse de la captation du CO 2 et cela aura des conséquences.
On va avoir de plus en plus des déplacés climatiques suite à des épisodes de plus en plus intenses. Si on regarde Miami à l’horizon de 50 ans, la moitié de la ville sera sous l'océan Atlantique.
« Avec le réchauffement climatique, le tourisme devrait être le cadet de nos soucis. Ce qui m’inquiète c’est l’avenir de l’humanité. »
« Je suis absolument convaincu qu'il va y avoir un moment où le coût de l'adaptation au changement climatique va devenir trop important et on arrêtera de construire des aéroports… »
A un horizon de 50 ans, des destinations vont disparaître. Elles ne pourront plus être fréquentées à cause du climat et de ses impacts. Pour certaines parce qu’il fera trop chaud et qu’elles deviendront désertiques par exemple. On voit aux États-Unis, la ville de Phénix qui a enregistré plus de 54 jours avec plus de 40 degrés cette année.
Si on regarde aussi l’aberration de Las Vegas. Quand on atterrit on voit des pelouses et des piscines à perte de vue au milieu du désert. La dépense énergétique n’est pas tenable. A un moment, les gens vont dire on veut boire avant de s’amuser.
« Dans l’histoire de l'humanité, l’homme ne s’est jamais arrêté avant la catastrophe. La seule exception a été lors la pandémie de la COVID. A ce moment, les États ont convenu entre eux de mettre des sommes colossales et de mettre en compétition des compagnies pharmaceutiques avec des dizaines de milliards pour inventer un vaccin. »
Il n’y a que peu d’espoir que la Chine, les Émirats Arabes Unis, les États-Unis arrêtent par vertu avant la catastrophe…
« Je crois sincèrement que ça va être violent. »
Dans certaines villes américaines désormais, les maisons ne sont plus assurables à cause des risques climatiques. Les assureurs et l'économie du capital envoient un message fort. Ces maisons n’ont plus de valeur : on ne peut plus les assurer et donc les revendre. Le pire, c’est que l’on vient de découvrir que l'Etat de Californie subventionnait les compagnies d'assurances depuis plus de 10 ans pour cacher le désengagement des compagnies d’assurance face au risque climatique. Pire, en Caroline du Sud, l'État a passé des lois qui interdisaient d’intégrer le réchauffement climatique dans le cadre de la construction de nouveaux bâtiments. Or, les Etats-Unis sont en grave péril, si on regarde les pronostics des ouragans dans les 50 prochaines années. Ils sont dans le cœur de ce qui va arriver.
Le changement viendra des politiques
« A mon avis, le changement viendra des politiques. »
Comme on a décidé un peu partout sur la planète d'interdire les véhicules à énergie fossile, des décisions fortes, des lois viendront imposer les changements.
Il va falloir aller vers des interdictions par les États, si on veut que cela bouge. Car si comme à Venise, Air transat arrête de s’y rendre pour des raisons écologiques, une autre compagnie aérienne prendra sa place et cela ne réglera pas le problème. Même si tous les transporteurs canadiens disaient, nous n’allons plus à Venise pour sauver la planète, un transporteur américain prendra la place. Le jour où le gouvernement italien va prendre cela au sérieux, il prendra des décisions fortes.
On ne peut pas augmenter les flux de visiteurs éternellement parce que nos aéroports ne sont pas capables d’absorber les nouveaux flux. La charge publique de la gestion des aéroports, des agrandissements…doit mettre en place des règles. Par exemple, un jour, on annoncera que seuls les avions hydrogène auront droit de voler à partir de 2050.
Les contraintes doivent être imposées au niveau international. Les constructeurs seront alors obligés d’innover pour s’adapter aux nouvelles règles.
« Moi, je suis convaincu qu'on va régler le problème du prix de la fabrication des batteries, les terres rares ... que les constructeurs vont trouver des solutions suite aux contraintes qui leurs seront imposées. »
La science et les constructeurs et les industries vont modifier leur comportement dans le bon sens.
Technologies et évolutions sociétales, moteurs des changements
Les phénomènes technologiques engendrent les changements de comportement. Les êtres humains ne changent pas. Ils s’adaptent parce qu’ils ont des outils qu'ils n’avaient pas avant.
Les pratiques humaines et des pratiques sociales évoluent aussi avec l’arrivée de nouvelles classes moyennes. Des évolutions au niveau de la société se mettent en œuvre et impactent les pratiques.
Par exemple, la relation au travail est en pleine mutation. Suite à la pandémie, elle a été transformée de façon importante. Ceci a ensuite des impacts sur les nouvelles pratiques de voyage.
La société se transforme avec les nouveaux comportements des générations les plus jeunes. Par exemple, aujourd’hui, la nouvelle génération choisit sa période de vacances et l’impose à son patron. Le patron est un peu coincé avec les pénuries de main-d'œuvre et n’a pas le choix que d’accepter.
L’enjeu médiatico-politique reste l’enjeu majeur pour les pros du tourisme
Le tourisme est le coupable tout désigné parce qu’un navire de croisière, un avion, c'est ostentatoire. Le tourisme s’affiche sur les réseaux sociaux. Ça devient facile de blâmer le tourisme.
Certaines municipalités en France veulent ralentir les flux touristiques. On a une espèce de radicalisation contre le tourisme.
« Les professionnels du tourisme ont un travail d’éducation, d'acculturation et d'accompagnement auprès des élus et des médias. On l’a vu récemment avec l’acharnement médiatique autour du sur-tourisme. »
Pour cela, il faut mettre en place des observatoires très rigoureux dans le tourisme pour ne pas laisser dire n’importe quoi aux médias et dénigrer le tourisme qui certes doit faire un travail mais ce travail doit se faire dans tous les secteurs économiques.
Interview réalisée en novembre 2023 par Séverine PORTET pour Tendances & Prospective
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