Guénaëlle Gault est directrice de l’Obsoco, une société d’études et de conseil en stratégie qui décrypte les grandes transformations de notre société.
Elle nous éclaire sur sa vision du tourisme d'aujourd'hui et de demain.
Notre rapport au voyage évolue : du récréatif au transformatif
Un certain nombre de mutations assez profondes et rapides se sont accélérées fin du 20e début du 21e siècle notamment en matière de voyage.
« Si l’on remonte dans l'histoire, il y a en matière de littérature, beaucoup de récits de voyages qui m'ont marquée. Par exemple, les récits de voyage en Bretagne, de Flaubert ou les voyages en Italie de Giono. »
A travers les récits de ces auteurs de la fin du 18ème siècle, le voyage c'était l'évasion et le dépaysement. Il y avait déjà un aspect initiatique mais, comme le voyage en général, c’était plutôt réservé à une élite. Ensuite le voyage s’est démocratisé et il a été un temps de repos, de loisirs.
« Aujourd’hui, le voyage est devenu beaucoup plus un vecteur de quête d'identité et d'authenticité. »
Les gens cherchent moins des expériences récréatives que des expériences vraiment transformatives. Et on voit se dessiner de plus en plus, une forme de motivation du voyage en lien avec les grands mouvements que sont l'individualisation de la société et la quête de sens. On en revient à une dimension initiatique.
« On voit en filigrane, une transformation du voyage qui passe du récréatif ou du dépaysement au transformatif. »
C'est une des transformations importantes à noter sur le rapport au voyage.
Evolutions structurantes
Le voyage comme d'autres sujets, reflète des transformations sociétales, sociales et même économiques.
Individualisation mais rencontres
Le rapport au voyage a aussi muté. Dans ce processus d'individualisation, c’est la montée en puissance de la figure de l'individu à ne pas confondre avec l'individualisme. L'individualisme, c'est chacun pour soi. L'individualisation, c'est chacun son choix. C’est pour cela que nous souhaitons des voyages plus personnalisés. Cela a des conséquences en termes d'offres. Le voyage va être de plus en plus, l'occasion de passer du temps avec l'autre, d'aller à la rencontre de l'autre pour se transformer aussi soi-même.
La transition écologique oblige également à une mutation profonde du secteur.
L’individualisation de la société et des transformations plus démographiques ont fait bouger les choses.
Tous les secteurs sont traversés par ces mutations, mais cela se cristallise dans le voyage de manière très concrète.
« Notre conception de l'espace-temps a changé. »
Le secteur du tourisme est un des premiers secteurs à avoir été impacté par la digitalisation qui a accéléré la réservation en ligne, toutes les expériences virtuelles, la façon de préparer ses voyages a été complètement transformée par ces évolutions technologiques. De nouveaux acteurs sont apparus et ont « plateformisé » rapidement le secteur du tourisme. Ces plateformes sont pratiques mais la numérisation de nos modes de vie en général a induit une transformation plus large sur notre rapport au temps et à l'espace.
Le voyage peut être à la fois très lointain et en même temps très proche.
La proximité et le besoin de proximité s'est renforcé après la crise sanitaire. On constate un développement du tourisme local, national, régional, reflet de ce nouveau rapport au temps et à l'espace.
Avant la crise sanitaire, nous vivions dans une forme d'ouverture, de globalisation qui induisait pour les Français notamment en matière de voyage, une ouverture sur le monde. Depuis le COVID, un recentrage s’opère qui s’est développé à travers le local et même se limitant parfois à chez soi. Beaucoup d'investissements sur le logement ont été effectués par les Français. Cela vaut aussi pour le tourisme. On retourne à un tourisme du local, on réinvente le tourisme, on redécouvre son proche et on enchante cette proximité.
« Les Français nous disent qu'ils ont plus qu'avant envie de partir en voyage en France. En même temps, les départs lointains restent très présents. Il y a une ambivalence dans la représentation du voyage. Le voyage reste encore associé au lointain, à l'exotisme, au soleil. »
Les jeunes sont pleinement dans cette tension, dans la mesure où ils valorisent encore plus l'expérience, la découverte, l'aspect transformatif. Ils sont moins dans l'acquisition, la possession à la fois par contrainte mais aussi par aspiration. Les jeunes représentent une catégorie très abstraite car diverse. Il y a ceux qui effectivement vont faire des sauts de puce avec des week-ends en Europe. Ils prennent l'avion comme ils prennent le métro. Puis d'autres qui, au contraire, sont vraiment dans le flygskam et refusent de prendre l'avion. Ces tensions sont plus visibles chez les jeunes mais on les retrouve aussi dans le reste de la population.
La problématique de mobilité est de plus en plus compliquée pour plein de raisons à la fois : des raisons financières, mais aussi des raisons environnementales. Les Français sont préoccupés par la question de l'environnement, cela pèse sur tout ce qu’ils font. On retrouve ainsi ce tourisme du Proche qui est soit subi, soit souhaité. Subi pour des raisons financières ou souhaité pour des raisons environnementales pour limiter son empreinte carbone. Et de l'autre côté, on aspire aussi à redécouvrir son environnement, ce que l’on appelle le tourisme plus local. A l’inverse de ce spectre, on a vu apparaître le premier vol commercial spatial, et les opportunités potentielles en matière de tourisme spatial.
Dans les études menées par l’Obsoco, nous apercevons ces tensions. Il y a à la fois des gens qui veulent voyager plus loin et ceux qui veulent voyager moins loin.
Plus vous voyagez, plus vous rencontrez d'autres personnes, plus vous êtes ouvert.
« On ressent d’ailleurs cette tension entre la nécessité d’une sobriété de la mobilité touristique et la nécessité des voyages comme outils d’ouverture, de tolérance et de transmission de valeurs. »
On parle aujourd’hui à la fois de tourisme spatial ou de voyages très exotiques et de tourisme de proximité, local. Il existe une tension aussi sur le temps. Nous avons changé d'espace-temps. Il y a à la fois une revendication d'une recherche de plus en plus de slow, de ralentissement et à l’inverse une volonté de rapidité avec un besoin de satisfaction immédiate. Cela se voit très concrètement sur les réservations touristiques qui se font de plus en plus à la dernière minute. Nous sommes dans le présentisme*.
*Définition Présentisme Attitude consistant à ne considérer que le moment présent. Sources : dictionnaire Larousse
« Il existe une tension permanente entre le ralentissement et l’accélération du temps dans nos vies. »
Nous avons d’un côté des aspirations, des imaginaires qui sont en train de bouger pour aller vers de plus en plus de liens, de rencontres et le besoin de reprendre le contrôle sur notre vie, le besoin de ralentir, le besoin de nature, …et puis de l'autre côté, les contraintes financières, de temps ou sociales qui pèsent sur nous. C’est entre les contraintes et les aspirations que se font les comportements et c'est à cet endroit que l’on voit aujourd'hui des tensions. Nous ne pouvons pas réduire le consommateur à son caractère paradoxal et stopper là les analyses car ce serait s’exonérer de changer. Il convient au contraire d’articuler ces contradictions, de participer à réduire ces injonctions paradoxales.
« Au fond, nous sommes aujourd’hui dans des changements très paradigmatiques du monde, d’où la complexité. Nous avons du mal à mettre nos aspirations et notre nouvel imaginaire dans le modèle de développement qui est encore celui d'hier et c'est pour cela qu'il y a toutes ces tensions. »
Le voyage dans le futur
Dans le futur, les aspirations et la nécessité vont mener à un tourisme plus durable et responsable, un tourisme de l'hyper personnalisation, c'est à dire avec l'individualisation contre la standardisation avec la recherche d'expériences personnelles. Cela pourra aller jusqu'à une polarisation entre un tourisme de masse, local et un tourisme élitiste, international, voire spatial.
« Le futur du tourisme se dirige vers une hybridation entre réel et virtuel. Est-ce que cela va se substituer à la mobilité ? Dans quelle mesure est-ce que cette hybridation va modifier notre rapport à l'évasion ? »
Des signaux faibles preuves de mutations vers du lent, du proche, la nature et la spiritualité pour le tourisme de demain
La montée du slow tourisme dessine un signal faible pour demain. La remise en service des trains de nuits montre à présent que ce n'est pas seulement la destination mais tout le parcours, le voyage qui compte. On aperçoit aussi le retour des marches, des pèlerinages qui renouent avec une forme de spiritualité, spiritualité qui avait été évacuée par la sécularisation de notre société. Ce besoin de spiritualité reste et il va s'incarner aussi dans le voyage, dans ces moments où l’on va cheminer. Quand on regarde sur le pèlerinage de Compostelle, le plus emblématique, on voit qu’il y a toutes sortes de motivations de la part des pèlerins. Ces pèlerinages sont des moments de voyage qui vont comporter cette dimension spirituelle.
Le boom des micro-aventures, c’est-à-dire s’évader pas loin de chez soi nous permet de redécouvrir son environnement proche.
Le développement du désir de reconnexion à la nature avec la notion de biophilie qui va monter en puissance. Ce n’est pas l'envie de nature mais le besoin de nature. A mesure que l'urbanisation s'est accélérée et intensifiée, on voit qu'on a de plus en plus besoin de nature. A cet égard, le voyage va permettre de plus en plus de se reconnecter à la nature.
Il y a aussi une dimension politique du voyage. On le voit avec Airbnb. La cohabitation entre habitants et résidents devient compliquée et la dimension entre public et privé se complexifie également. On peut citer le mouvement des serviettes en Grèce. Cette mobilisation citoyenne née sur l’Ile de Paros qui s’est diffusée et a pris de l’ampleur pour défendre les plages publiques en Grèce face à la privatisation croissante des espaces littoraux est une incarnation de ce phénomène. C’est intéressant de constater que les habitants s'emparent de la question de la « consommation » sur la plage. On va voir de plus en plus apparaître une politisation du sujet.
Tous ces signaux faibles sont de nature à transformer le tourisme pour demain.
Ruptures : le risque
Toutes les épidémies, toutes les catastrophes naturelles liées au réchauffement climatique sont les risques de rupture les plus forts pour demain. La question des scénarios un peu catastrophes, ceux qui sont les plus redoutés mais les plus probables, ce sont d’abord les conflits. La géopolitique actuelle va dans ce sens. Mais ce sont aussi les aléas climatiques, les épidémies... On parle déjà des incidences sur les vols, mais cela aura aussi des incidences sur le choix des destinations.
Un système de contraintes va s'imposer de plus en plus qui ira aussi avec certaines aspirations et la progression d’un tourisme plus local, plus régional. Ceci va constituer une rupture des imaginaires. Les imaginaires existent, mais ceux qui sont valorisés aujourd'hui ne sont pas forcément ceux qui sont souhaitables ou durables.
Par exemple, le mot flânerie est de plus en plus utilisé. La flânerie au 20e siècle ou de la fin du 20e siècle, était synonyme de shopping. On flânait devant les vitrines. La flânerie est aujourd’hui plus culturelle ou dans la nature. Tout cet imaginaire est de de plus en plus valorisé tout comme les modes de transport doux comme le vélo.
Tourisme souhaitable en 2050 ?
Le tourisme devra être à l’image de notre consommation, de notre alimentation : responsable et durable pour la planète. Nous devons sortir de la tension actuelle. Ce devrait être un tourisme qui fasse grandir les gens, qui engendre des aspirations à se réaliser, à s'épanouir.
L’enjeu écologique et l’enjeu social sont les deux enjeux majeurs pour le tourisme de demain.
Vers un voyage idéal…
Le tourisme s'est construit sur l'idée de voir ou de visiter les lieux. Aujourd’hui, nous sommes sur l’expérimentation, la transformation et la volonté de devenir soi-même.
Le voyage idéal de 2050 est de moins d’accumuler les destinations mais davantage de vivre des transformations personnelles ou collectives.
« Le voyage idéal pourrait ne plus se mesurer en nombre de kilomètres, de destinations ou de sites visités, mais en degrés de transformation de soi-même, une transformation personnelle, sociétale et environnementale. »
Et dans cet idéal, un voyage réussi pourrait être un voyage qui nous a permis de contribuer à régénérer un écosystème local, à préserver une tradition culturelle, à créer des liens durables avec telles ou telles communautés.
Si vous étiez un voyage en 2025, vous seriez quoi ?
Mon voyage en 2025, ce serait faire un petit bout de tour du monde avec ma fille en mode slow en utilisant la marche, les trains, les transports en communs, les bus,…
« Mon voyage d'aujourd'hui, ce serait d'accompagner ma fille dans un bout de son voyage, pour passer un temps justement avec elle, ailleurs, à un moment de sa vie où elle est en transition entre l'enfance et l'âge adulte afin de construire quelque chose d'exceptionnel avec elle, en découvrant des cultures, des endroits, … Et vivre cela sur un temps un peu long, c'est à dire 2 ou 3 mois. C’est un voyage qui nous habiterait ensuite pour toujours. »
Si vous étiez un voyage en 2050 ?
En 2050, j'imagine plutôt ma vie comme un voyage à ce moment-là. La vie est déjà un voyage. Avec une base de repli, un petit appartement en ville, et je voyagerais toute l’année, pas trop loin entre montagnes et mer.
« Une sorte de voyage perpétuel selon mes envies. »
"Penser sans entraves"
De « l’archipellisation » aux « grands remplacements », de « la fin des grands récits » au « pouvoir d’achat » en passant par « l’individualisme », autant de clichés devenus totems qui, agités dans tous les sens, ne permettent plus ni de comprendre, ni de penser les défis qui se posent à la France. Dans une mise en perspective rafraîchissante, Guénaëlle Gault et David Medioni les discutent avec l’envie de questionner ce qui ressemble, à tort, à des évidences… Le but de cet ouvrage dynamique est donc de revenir sur certains de ces concepts qui se sont imposés comme un nouveau conformisme intellectuel.
Interview réalisée par Séverine PORTET, en novembre 2024, dans le cadre de la démarche Tendances & Prospective.
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